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Après dissipation des brumes...

Après dissipation des brumes...
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7 janvier 2006

Bilan intermédiaire

J’ai passé il y a quelques heures le cap d’une semaine sans tabac. Rien qu’une. Une déjà. Le temps semble à la fois avoir filé comme d’habitude et s’être comme dilaté pour s’écouler, épais et dense, à la façon d’un miel crémeux – ou du contenu d’un fût de goudron chaud.

Un point s’impose, je crois.

Premier constat : le patch nicotinique, c’est pas de la daube. J’avais maintes fois essayé d’autres substituts de nicotine, notamment les gommes, mais elles ne m’ont jamais ne fût-ce que suggéré d’arrêter de fumer. Il faut dire qu’elles présentent un handicap notoire, les gommes : il faut les mâcher lentement, délicatement, faute de quoi la nicotine vous explose dans la bouche en une grande gerbe d’amertume qui ensuite vous brûle la gorge et vous rend plus agité que vous ne l’étiez déjà. Or justement, quand on se rabat sur un chewing-gum pour se retenir de fumer, la tentation de mastiquer frénétiquement est, pour moi du moins, carrément irrésistible. Ainsi, je me retrouvais systématiquement à demi-hystérique, la gorge en feu comme si je venais de fumer d’affilée douze Davidoff Aniversario No.3 Tubos en les inhalant jusqu’au trognon… Avec en prime une envie de cloper intacte, puissante, lancinante à défroquer un Grand Inquisiteur. Alors dans le registre des ersatz de nicotine, le patch, c’est franchement une évolution. On oublie vite qu’on le porte, la diffusion de la substance active est continue et l’organisme du sujet barbote paisiblement dans un flux constant de nicotine.

Second constat : plus la dépendance du fumeur est lourde, plus la part relative du manque physique semble importante. Je ne voudrais pas généraliser, je ne suis pas tabacologue. Cependant, je ne peux nier qu’en me permettant de soustraire mon manque purement physiologique à la tâche déjà ardue de casser toutes mes habitudes de fumeur, la gestion des vieux réflexes, des rituels et autres associations mentales positives me paraît beaucoup moins pénible que ce à quoi je m’attendais.

Troisième constat : les dispositifs transdermiques que j’utilise sont prévus pour diffuser 21 milligrammes de nicotine sur 24 heures, soit environ 1,14 mg par heure. Ce taux paraît raisonnable en au regard de la moyenne horaire de 1.65 mg de nicotine que j’ingérais par inhalation en tant que fumeur (soit 40 cigarettes titrant plus ou moins 0,75 mg de nicotine pièce, fumées sur à peu près 18 heures). En revanche, je n’ai jamais fumé dans mon sommeil. Or, dans les bras de Morphée, le gramme 65 par heure a vite fait de me chauffer les oreilles : les deux ou trois premières nuits, je me réveillais invariablement vers une heure ou deux heures du matin avec l’impression désagréable qu’il devait être près de huit heures et qu’une infirmière sadique m’avait transfusé un litre de café colombien. Depuis mercredi, j’ai donc pris le parti de dormir nu : je retire mon patch avant de me coucher et mon sommeil s’est normalisé.

Quatrième constat : nonobstant son excellente qualité et sa grande exhaustivité, la notice d’utilisation de mes dispositifs transdermiques n’a pas jugé utile de recommander que les patches soient, dans la mesure du possible, appliqués le matin au réveil. Le lecteur attentif se souviendra que le 31 décembre dernier, j’avais collé mon timbre inaugural vers midi. Ce dont le même lecteur ne peut pourtant pas se souvenir, pour la bonne raison que je ne l’ai pas écrit, c’est que les jours suivants, mon heure de ravitaillement en nicotine s’est progressivement décalée au-delà de 14 heures. Ainsi, lorsque j’ai pris jeudi dernier la décision de dormir « nu », je me suis retrouvé aux prises avec un choix cornélien : mettre un nouveau timbre à 14 heures pour l’enlever vers minuit, ou me la jouer téméraire et garder le même pendant 34 heures ? J’ai choisi la témérité. Aussi parce que j’ai conscience qu’un jour, il faudra bien vivre sans ces sparadraps de luxe.

Cinquième constat : j’ai eu la main heureuse. Au moment d’arrêter, mon environnement humain était le bon. Mon état d’esprit était le bon, sans ferveur ni pathos. Le fait d’avoir brièvement tenté l’arrêt du tabac « à la hussarde » quelques jours plus tôt s’est lui aussi avéré providentiel, dans la mesure où il m’a offert une référence de première main en matière de manque. Je conseillerais à tout gros fumeur envisageant un arrêt sous patch d’observer au préalable une période d’abstinence d’environ 24 heures, période après laquelle il devrait recommencer à fumer sans se restreindre pendant quelques jours, jusqu’à ce qu’il se sente prêt pour le grand saut. L’effet de surprise est garanti et, franchement, suprêmement motivant.

Sixième constat : au bout d’une semaine, je prends acte qu’à mon âge (canonique, certes) et mon niveau de tabagisme, cesser de fumer implique un changement radical de presque tout mon modus vivendi. Que ce soit sur le plan des émotions, de l’hygiène de vie ou même de ma façon de mener mes actions, j’ai tant de choses à réapprendre. Parfois, j’ai la sensation d’être en train de réapprendre, voire simplement d’apprendre, sur le tard, la vie d’homme libre. C’est troublant. J’essaie d’y repenser chaque fois que l’envie de me la péter devient trop envahissante. En tout état de cause, j’ai vécu cette semaine comme on vivrait une semaine de guérilla urbaine avec des munitions en quantités industrielles. Ça facilite les choses, certes, mais il faut tout de même se battre. J’écrivais il y a quelques jours qu’il est faux de croire qu’arrêter de fumer n’est qu’une question de volonté. Je n’en démordrai pas. Toutefois, je dois admettre que la mise en œuvre d’un tel choix est aussi une question de volonté. Et de détermination. Et d’endurance aussi. Mais ce qui, avant que tout le reste, est absolument indispensable, c’est bêtement de l’amour-propre. Et celui-là, c’est largement à la meilleure de toutes les compagnes que je le dois.

Et ceci me mène tout droit à mon septième constat :

J’ai beaucoup de chance.

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6 janvier 2006

Awakening of the Spirit

Ce n’est qu’à mon retour final chez moi et vers un quotidien normalisé que s’est un peu apaisée l’euphorie des trois premiers jours. Et ce n’est qu’à partir de là que j’ai pu commencer à appréhender l’aspect psychologique, ou plus exactement mental, de mon manque tabagique.

Dans un univers où la cigarette est de moins en moins tolérée dans les espaces publics comme dans les sphères privées, notre domicile parisien était, jusqu’à la semaine dernière, une citadelle et un sanctuaire. Ainsi ce petit appartement, qui est aussi mon lieu de travail, m’offrait au quotidien le seul refuge où je pouvais fumer en paix, au chaud, au sec, à l’ombre, au calme, assis à ma table de travail au vautré devant la télévision, sans que personne – ou presque – ne vienne prendre la mesure de mes excès nicotiniques. Une citadelle de résistance silencieuse aux hypocrites préceptes des autorités de Santé publique et un havre de confort tabagique, si tant est que ces deux termes sont réellement conciliables.

En m’y retrouvant, seul, au matin de mardi 3 janvier, mes sentiments étaient ambivalents : d’une part, la petite pastille ronde me permettait enfin de raisonner une dépendance jusque là tyrannique. J’avais enfin les moyens de me retenir de commettre l’absurde et ne me lassais pas de ce pouvoir.

D’un autre côté, ce retour à la solitude me soustrayait aux encouragements des autres. Mine de rien, la présence permanente d’un entourage pléthorique au sujet en sevrage un sacré soutien, pour autant, bien sûr, que cet entourage soit bienveillant, tolérant face à l’incessant bavardage du tout nouvel ex-drogué et, dans la mesure du possible, majoritairement non fumeur.

Mais surtout, ce retour à la solitude me mettait enfin aux prises avec mes (pas si) anciennes habitudes. Et, peut-être pour la première fois, je pris la mesure des innombrables rituels d’apaisement, d’encouragement à l’action, de réflexion, de célébration, d’aide à la concentration, à la détermination et à l’équanimité dont je devais désormais faire le deuil.

Il allait falloir réapprendre tout cela, la concentration, la paix intérieure, l’équilibre, le courage des petites actions, sans béquille. Ou plutôt, pour commencer, avec juste une demi-béquille : la nicotine sans l’inhalation, sans les gestes rituels, sans flamme de briquet ni volutes bleutées. Après avoir pu compter, pendant un quart de siècle, sur la présence toujours rassurante de mon fidèle paquet rigide rouge et blanc, l’affaire n’est pas mince, que mes estimés lecteurs en soient assurés.

Je me souviens à ce propos d’une précédente tentative de sevrage, il y a peut-être deux ans, à l’aide de NTB, ces espèces de meta-cigarettes sans tabac à l’odeur pestilentielle. Les NTB représentent l’approche diamétralement opposée à celle du patch pour cesser de fumer : pas de nicotine, mais possibilité de perpétuer les rituels, l’inhalation et les volutes. Infectes, les volutes, mais réputées (jusqu’en août 2004) non toxiques. Pendant une petite et infernale semaine d’abstinence angoissée et colérique, j’avais réussi à tenir le cap. Jusqu’à ce qu’un client important me confie un mandat rébarbatif, compliqué et urgent. Seul face à mon ordinateur, les dents serrées, le souffle court, j’avais alors fait l’expérience traumatisante d’un blocage mental complet : mon cerveau semblait ne fonctionner que sur deux ou trois cylindres, mes idées n’avaient ni structure ni consistance, je n’avançais pas. Dès lors, une petite heure avait suffi à me convaincre que si je tenais à garder ce client, j’avais intérêt à aller m’acheter des clopes fissa.

Je repense aussi à une autre tentative, il y a une douzaine d'années, sans aucun substitut celui-là. J'avais à l'époque la motivation naïve du jeune marié, et elle m'a tout de même permis de tenir environ huit jours. C'était aussi en plein hiver, dans ma Suisse natale. Je n'ai curieusement aucun souvenir des premiers jours d'abstinence, mais les circonstances de la rechute restent gravées dans mon esprit.
Nous étions invités à la montagne, ma femme et moi, pour un long week-end, et il avait énormément neigé. Le dimanche matin, la station où nous séjournions avait connu un de ces miracles météorologiques qui font rêver tous les skieurs : une journée cristalline et glaciale, sans aucun nuage. Nous en avions profité pour nous rendre, en fin de matinée, au sommet du domaine skiable, à quelque 2'000 mètres d'altitude. La haute saison n'avait pas encore débuté, les hordes de Stakhanovistes teutons et néerlandais du ski alpin étaient absentes, les terrasses calmes, les pistes presque vides. Sur 360 degrés, le ciel était limpide ; à la verticale, dans l'atmosphère raréfiée, son bleu était d'une profondeur presque marine. Et autour de nous, l'arc alpin se déroulait au soleil à perte de vue, immaculé et éclatant. C'était un de ces moments où le simple fait d'être, en ce lieu et à cet instant parfaits, procure une plénitude proche de l'absolu. Et c'est dans cette plénitude, allez savoir pourquoi, que m'a rattrapé, irrépressible, le besoin de fumer. Il me fallait une cigarette tout de suite. J'avais avisé une boutique de tabacs-journaux un peu en contrebas, non loin de la station d'arrivée du téléphérique. Si seulement j'arrivais à fausser compagnie  à ma femme et nos hôtes pendant dix minutes avec une bonne excuse, je pourrais acheter un paquet rouge et blanc et un briquet jetable, avant de me dissimuler dans la neige, juste là-bas, hors de vue de la terrasse... Bien sûr, je pouvais aussi rester où j'étais, sans rechuter, mais la pefection du lieu et du moment m'échapperaient pour toujours, j'en avais la certitude.
En rétrospective, je ne me souviens même plus de cette clope que j'ai, ce jour-là, fini par fumer en catimini, comme un collégien planqué derrière un mur de cimetière. Je suppose qu'après une grosse semaine, elle a dû me procurer un instant le profond vertige nicotinique que ressent le fumeur débutant. Mais je sais que cette cigarette n'a pas rendu le paysage plus beau, ni le ciel plus bleu. Et aussi qu'en la fumant, je savais déjà qu'il y en aurait une autre, au bout de quelques heures, puis d'autres encore, ad infinitum.

Accidents de parcours inattendus, obstacles non anticipés, reconnus trop tard et qui font trébucher par surprise : voilà ce que je redoutais en ce début de semaine et que, bon gré mal gré, je redoute encore. Mais la conscience même de la possibilité de ces accidents me fait réaliser qu'aucune tentative de sevrage, même misérablement ratée, n'est vaine. C'est comme tester ses limites, ses forces et ses faiblesses. On ne peut atteindre des objectifs difficiles qu'au moyen d'une bonne connaissance du terrain. Et je me dis que qu'à condition de faire abstraction de la honte et de l'humiliation, tous nos échecs passés nous sont utiles un jour. Alors j'en profite pour revendiquer tous les miens, sans exception.

5 janvier 2006

Décrochage

Le reste de cette dernière journée de l’an se passa dans une sorte de tourbillon d’euphorie. Dans une liberté de choix que je n’avais pas connue depuis l’adolescence, la motivation de voir défiler les heures d’abstinence et la curiosité de voir comment je les vivrais l’emportèrent largement sur une envie de fumer dédramatisée, ramenée à la dimension d’une envie de chocolats. La soirée, cette fois assortie d’un dîner carrément festif et lourdement arrosé, se poursuivit dans la même veine. Vers une heure du matin, je me glissai bien hors de la maison. Mais ce fut pour escorter au jardin la meilleure de toutes les compagnes, fumeuse elle aussi, et qui n’attendait que moi pour arrêter. Sauf que la meilleure de toutes les compagnes, elle, est beaucoup moins dépendante que moi (2 points au test de Fagerström) et se passe de substituts. Il restait deux ou trois clopes dans le paquet que je lui avais remis à midi, et je lui avais proposé, en fin de soirée, de l’accompagner pendant qu’elle s’en allumait une. C’est que, fasciné par ma nouvelle liberté, je voulais voir jusqu’où je pouvais pousser la tentation. Le verdict fut simple : en regardant la fumée de sa cigarette tourbillonner dans la nuit, j’avais surtout froid aux pieds. Les mocassins en daim, ça va mieux avec un costume que des Timberland®, mais dans la nuit berckoise un 31 décembre, c’est pas top.

La première nuit sous patch a été étrange. J’avais bu, j’avais fait du sport, j’étais crevé, et pourtant, impossible de trouver un sommeil autre que fragmentaire. J’ai dû me réveiller cinq fois en six ou sept heures. Nonobstant, je n’ai ressenti aucune agitation. Et au petit matin de 2006, je me sentais malgré tout reposé. Relativement tout au moins.

Ce 1er janvier marquait pour nous (et surtout pour moi) le début d’une longue transhumance : retour à Paris en fin de matinée, puis, le lendemain, retour à Genève avec les enfants (je vis séparé de leur mère depuis un peu plus de deux ans – autre libération jubilatoire, même si dans mon quotidien d’aujourd’hui, mes fils me manquent aussi douloureusement qu’en 2003) et, le même soir, re-retour, seul, sur Paris. 1'500 kilomètres et neuf heures de train en un jour et demi.

Ce programme de réjouissances devait s’avérer providentiel : dans un contexte aussi éloigné de mes activités quotidiennes, l’absence de la plus notoire d’entre elles passerait plus facilement inaperçue.

D’ores et déjà, tandis que ces deux jours se dévidaient dans un tourbillon de valises, d’embarquements, de débarquements et de paysages défilant à 300 à l’heure derrière des vitres de sécurité, je prenais déjà conscience de plusieurs révélations.

Ainsi, je réalisais que chez un sujet aussi lourdement dépendant que moi, les plus violents symptômes de manque ne sont jamais que les manifestations d’une dépendance purement physique. Ces symptômes terrifiants, je les avais subis de plein fouet quelques jours plus tôt : agressivité quasi permanente et inconsciente, accès de rage aveugle, angoisse, accès de suffocation proches de la crise d’asthme, désir incontrôlable de fumer, même au prix des plus pathétiques compromissions, désespoir insondable, désordre de la proprioception et j’en passe. Tout cela, je l’avais traversé en une seule soirée. Si, moins d’une semaine plus tard, tous ces excès m’étaient miraculeusement épargnés après quarante-huit heures de sevrage, le substitut nicotinique s’imposait comme la seule explication. Les précédentes manifestations de manque ne relevaient donc en rien d’une dépendance psychologique.

Je repense à tout ce catalogue de détresses et aux sombres terreurs qui, systématiquement, les précédaient quand je venais seulement à risquer de finir une soirée à court de cigarettes. Je pense aussi à l’écrasante humiliation qui avait accompagné chacun de mes échecs lors de précédentes tentatives de sevrage. Et à tous les chantres de la détermination humaine pour qui l’arrêt du tabac n’est qu’affaire de volonté. Ils ont tort, du moins en partie. Par de telles déclarations, ils ne font qu’exacerber l’humiliation des fumeurs les plus dépendants, pour qui l’absence présumée de volonté n’est guère une composante du problème de leur tabagie. De telles assertions, en fait, incitent à la résignation les fumeurs qui ont le plus urgent besoin d’arrêter.

Alors que mon dernier TGV entrait en Gare de Lyon au soir du 2 janvier, je n’avais rien fumé depuis près de soixante heures. Et outre une seconde nuit de sommeil haché, je n’avais toujours aucun manque critique à signaler. Rien que pour ces deux jours et demi, l’expérience transdermique aurait valu le détour. Mais en me quittant mon fauteuil pour retrouver la meilleure de toutes les compagnes en bout de quai, je devinais que j’étais encore loin, bien loin de quitter mon caisson hyperbare.

4 janvier 2006

Pressurisation

Pour être vraiment précis, ma décision de tenir cette chronique a largement été motivée par les premières heures passées dans mon caisson de décompression. Pourquoi ? Parce que pour l’irréductible nicotinomane que j’étais (et suis encore), les premiers effets du timbre transdermique ont été immédiats et, honnêtement, spectaculaires.

Il faut comprendre qu’un gros fumeur rêve par définition de pouvoir arrêter. Jamais il ne l’avouera, même (et surtout) à lui-même, mais il sait qu’il est captif, prisonnier corps et âme d’une dynamique sur laquelle il n’a plus prise depuis longtemps.

Ainsi, cent fois, mille fois, j’ai caressé ce fantasme impossible qu’est l’idée d’écraser une clope fraîchement consumée, pareille à toutes les autres, en ayant la certitude absolue et rassurante que c’est la dernière de toutes. Mille fois, j’ai écrasé cette dernière clope en me disant que la réalisation de ce rêve ne dépendait que de moi, que je n’avais qu’à me maintenir dans cet état de satiété tabagique que l’on ressent lorsque le mégot que l’on vient d’écraser agonise encore dans son cendrier. Mille fois, j’ai ressenti les premiers élans d’envie de fumer dans l’heure qui a suivi.

Sur ces mille premiers élans, j’ai immédiatement capitulé 900 fois. Et sur les 100 batailles que j’ai décidé de livrer, mes armées de volonté, de résolution et de courage finissaient vaincues, décimées, humiliées, pathétiques. Généralement en moins de quatre heures.

Je ne connais pas un seul fumeur normalement constitué qui n’ait pas profondément envie de ne plus fumer. C’est juste le fait d’arrêter qui pose problème. Etre non fumeur et arrêter de fumer ne sont pas synonymes. Parce que dans la mémoire du fumeur dépendant comme de l’ex-fumeur, le vertige nicotinique de la première bouffée après une longue abstinence sera toujours le souvenir d’un vide insupportable parfaitement comblé. Ce shoot, rien ne le remplacera, jamais. Même quand on n’en ressent pas le besoin viscéral, son souvenir nous hante.

Mais revenons-en à la dernière après-midi de 2005. La pose de mon substitut nicotinique avait eu lieu, on s’en souvient, vers midi. A treize heures, les neuf membres de la famille élargie passaient à table pour un déjeuner qui, à défaut d’être proprement festif, avait tout de même pour vocation de sortir de l’ordinaire et pour particularité d’être fort bon. Une heure et demie plus tard, en sirotant un espresso bienvenu, je réalisai que quelque chose manquait au tableau : l’envie irrépressible de me glisser hors de cette maison d’abstinents pour, dans la solitude d’une journée hivernale dans le Pas-de-Calais, m’en allumer une tranquillement tandis que la pluie, toujours propulsée à l’horizontale par un vent d’ouest de force 7, s’insinuerait implacablement sous le col de ma parka, dans mes poches et à l’intérieur de mes Timberland® dont les lacets, dans la précipitation de ma fuite, seraient restés ouverts.

Que le lecteur se rassure, l’envie était toujours là. Mais elle n’était rien d’autre que cela : un concept, une abstraction, pas plus tangible que l’envie que j’aurais pu avoir, en ce jour de décembre, de me trouver sur une plage aux Seychelles ou de godiller au soleil sur les versants neigeux de Gstaad. Une simple envie, on peut la caresser, la tripoter, jouer avec le temps qu’on veut : elle reste inoffensive. Mais pas une envie de clope. Pas pour moi. Pourtant, cet après-midi-là, c’est précisément ce que je ressentais. Je pouvais identifier l’idée d’aller fumer, en parler librement avec la meilleure de toutes les compagnes, en rire un peu puis la mettre de côté pour m’intéresser à autre chose (l’idée, pas la compagne). En un mot, ma dépendance avait rétrogradé au rang de simple envie. Je n’oublierai jamais le moment où, jouant avec ma tasse à café vide, je m’en suis pleinement rendu compte. J’ai connu peu de sensations de libération plus jubilatoires.

3 janvier 2006

Caisson hyperbare

 

Il y a trois jours, moins de douze heures avant la fin de l’année écoulée, j’ai entrepris de cesser de fumer. Après vingt-sept ans de tabagie passionnelle, ceci doit être ma sixième tentative sérieuse. Et jusqu’ici, à l’exception de la toute première – alors que je fumais depuis moins d’une année – j’ai vécu ces épisodes comme de véritables supplices, qui se sont soldés par autant de capitulations tellement indignes qu'en comparaison, la résistance en septembre 1939 des troupes belges à l'envahisseur teuton paraît héroïque.

Aussi, profitant de l'imminence de la nouvelle année et souhaitant rebondir sur une expérience effroyable de sevrage "à la dure" vécue seulement quelques jours plus tôt (et qui a duré moins de vingt-quatre heures), j’ai pour la première fois eu recours à une béquille pharmaceutique : sur proposition et avec le soutien logistique de mon beau-père putatif, j’ai entamé une cure de timbres à diffusion transdermique de nicotine. Compte tenu de ma très forte dépendance (note maximale au test de Fagerström) et de ma tabagie compulsive, j’ai opté pour le dosage maximal, titrant un débit de 21 milligrammes de nicotine sur 24 heures. Sans grand enthousiasme d’ailleurs : je n’ai jamais rencontré plus tabacodépendant que moi et me faisais peu d’illusions. Je me suis toujours dit que si une méthode pour cesser de fumer garantissait un taux de réussite de 95%, je ferais forcément partie des 5% dont les spécialistes parleraient à mi-voix, le regard baissé, avant de changer de sujet. Tout juste me suis-je vaguement demandé, la veille du jour J, pourquoi aucun éminent spécialiste ni rescapé de la tabagie ne semblait être parvenu à clairement mettre en lumière les particularités respectives des dépendances physique et psychologique : comment les départager ? Quelles sont leurs interactions ? Laquelle se manifeste en premier lors du sevrage ? Et laquelle met plus de temps à disparaître ?

Un peu naïvement, j’étais toujours parti du principe que les symptômes psychiques (angoisse, irritabilité) devaient relever du manque psychologique, tandis que le manque physique se traduirait par une souffrance du même ordre (troubles du sommeil, etc.). Il n'en est rien, bien entendu, puisque ces deux catégories (mises en place de façon un peu arbitraire, il faut bien le dire) ont pour vocation de remonter aux origines des diverses souffrances du fumeur en manque. Cela dit, naïf ou pas, je n’ai jamais trouvé personne pour me contredire. Et les descriptions rencontrées dans la littérature ont une sournoise tendance à s'effilocher à mesure que leurs auteurs cherchent à être plus précis, un peu comme les contours d'un nuage deviennent de plus en plus flous pour l'aviateur qui s'en rapproche.

C'est ainsi qu'il y a trois jours, au moment d'apposer mon premier dispositif transdermique (j'adore cette expression, elle est à mi-chemin entre la SF et les bestsellers médicaux de Michael Crichton), je me suis dit qu'il serait peut-être utile de fournir un compte rendu de l'expérience : les groupes pharmaceutiques, qui pourtant ne vendent pas ces patches à vil prix, n'ont apparemment pas jugé utile de réaliser une compilation de témoignages cliniques. S'ils se sont globalement contentés de campagnes marketing à deux balles, c'est sans doute que la prolifération tous azimuts des zones non-fumeurs et l'explosion du prix des clopes les ont largement libérés de la nécessité de trouver des arguments de vente.

Seulement voilà : la première commercialisation de ces produits remonte à quatorze années, durant lesquelles, pourtant souvent désireux d'arrêter de fumer, je n'ai pas une seule fois été tenté d'y recourir. Quatorze années durant lesquelles j'ai tout de même fumé un peu plus de 200'000 cigarettes.

Alors même si ces patches coûtent cher et ne sont pas remboursés (ce qui, incidemment, est carrément scandaleux) et quand bien même leur utilisation n'offre de loin pas 100% de chances de réussite, si la tentative vaut la peine d'être faite, mieux vaut le faire savoir. Et qui mieux que moi pourrait se prononcer sur la question ?

Je l'ai déjà dit, je n'ai jamais rencontré plus dépendant à la nicotine que moi. Ma capacité à rallumer des clopes a fait frémir maints dockers, routiers et autres marins pêcheurs. Quand les plus intoxiqués passaient à la verveine-menthe avant d'aller se coucher, je rallumais une clope au lit avant de m'endormir. Aux prises avec le même ordinateur portable qui me sert à rédiger cette note, je consumais sans peine un paquet entier en une matinée. J'adorais fumer en conduisant, en voyageant (quand c'était encore possible) et en société, au temps où on trouvait encore, dans les salons des résidences privées, des porte-cigarettes et des briquets de table en argent à l'intention des invités. Et de toutes les cigarettes, les meilleures étaient la première de chaque matin, quelques minutes après le réveil, quand tout dans la maison était encore calme et les non-fumeurs assoupis. Quand, de liant social, le tabac s'est vu rétrogradé au rang de vecteur d'ostracisme, je n'ai jamais hésité à m'éclipser sur une terrasse ou dans un jardin, bravant avec le sourire conditions météo et commentaires sarcastiques. Viscéralement, la fumée m'aidait à me détendre, me concentrer, me mettre en condition, m'échapper, réfléchir, relativiser - et ce 31 décembre 2005, en balançant mon dernier mégot par-dessus le mur du jardin (où la pluie, dans un vent insensé, tombait à l'horizontale), je n'avais vraiment pas envie de m'amputer de toutes ces libertés en renonçant à la clope. Pourtant il était plus qu'urgent de tenter quelque chose. C'est pourquoi, de retour au chaud et au sec, j'ai cérémonieusement demandé à la femme de ma vie de m'appliquer, devant témoins, mon premier timbre.  En ressentant la légère démangeaison du film adhésif, j'avais la sensation de voir se refermer sur moi l'ouverture d'un caisson hyperbare : même sensation de confinement, même conscience sourde que cet enfermement m'aiderait peut-être à garder la vie sauve.

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