Bilan intermédiaire
J’ai passé il y a quelques heures le cap d’une semaine sans tabac. Rien qu’une. Une déjà. Le temps semble à la fois avoir filé comme d’habitude et s’être comme dilaté pour s’écouler, épais et dense, à la façon d’un miel crémeux – ou du contenu d’un fût de goudron chaud.
Un point s’impose, je crois.
Premier constat : le patch nicotinique, c’est pas de la daube. J’avais maintes fois essayé d’autres substituts de nicotine, notamment les gommes, mais elles ne m’ont jamais ne fût-ce que suggéré d’arrêter de fumer. Il faut dire qu’elles présentent un handicap notoire, les gommes : il faut les mâcher lentement, délicatement, faute de quoi la nicotine vous explose dans la bouche en une grande gerbe d’amertume qui ensuite vous brûle la gorge et vous rend plus agité que vous ne l’étiez déjà. Or justement, quand on se rabat sur un chewing-gum pour se retenir de fumer, la tentation de mastiquer frénétiquement est, pour moi du moins, carrément irrésistible. Ainsi, je me retrouvais systématiquement à demi-hystérique, la gorge en feu comme si je venais de fumer d’affilée douze Davidoff Aniversario No.3 Tubos en les inhalant jusqu’au trognon… Avec en prime une envie de cloper intacte, puissante, lancinante à défroquer un Grand Inquisiteur. Alors dans le registre des ersatz de nicotine, le patch, c’est franchement une évolution. On oublie vite qu’on le porte, la diffusion de la substance active est continue et l’organisme du sujet barbote paisiblement dans un flux constant de nicotine.
Second constat : plus la dépendance du fumeur est lourde, plus la part relative du manque physique semble importante. Je ne voudrais pas généraliser, je ne suis pas tabacologue. Cependant, je ne peux nier qu’en me permettant de soustraire mon manque purement physiologique à la tâche déjà ardue de casser toutes mes habitudes de fumeur, la gestion des vieux réflexes, des rituels et autres associations mentales positives me paraît beaucoup moins pénible que ce à quoi je m’attendais.
Troisième constat : les dispositifs transdermiques que j’utilise sont prévus pour diffuser 21 milligrammes de nicotine sur 24 heures, soit environ 1,14 mg par heure. Ce taux paraît raisonnable en au regard de la moyenne horaire de 1.65 mg de nicotine que j’ingérais par inhalation en tant que fumeur (soit 40 cigarettes titrant plus ou moins 0,75 mg de nicotine pièce, fumées sur à peu près 18 heures). En revanche, je n’ai jamais fumé dans mon sommeil. Or, dans les bras de Morphée, le gramme 65 par heure a vite fait de me chauffer les oreilles : les deux ou trois premières nuits, je me réveillais invariablement vers une heure ou deux heures du matin avec l’impression désagréable qu’il devait être près de huit heures et qu’une infirmière sadique m’avait transfusé un litre de café colombien. Depuis mercredi, j’ai donc pris le parti de dormir nu : je retire mon patch avant de me coucher et mon sommeil s’est normalisé.
Quatrième constat : nonobstant son excellente qualité et sa grande exhaustivité, la notice d’utilisation de mes dispositifs transdermiques n’a pas jugé utile de recommander que les patches soient, dans la mesure du possible, appliqués le matin au réveil. Le lecteur attentif se souviendra que le 31 décembre dernier, j’avais collé mon timbre inaugural vers midi. Ce dont le même lecteur ne peut pourtant pas se souvenir, pour la bonne raison que je ne l’ai pas écrit, c’est que les jours suivants, mon heure de ravitaillement en nicotine s’est progressivement décalée au-delà de 14 heures. Ainsi, lorsque j’ai pris jeudi dernier la décision de dormir « nu », je me suis retrouvé aux prises avec un choix cornélien : mettre un nouveau timbre à 14 heures pour l’enlever vers minuit, ou me la jouer téméraire et garder le même pendant 34 heures ? J’ai choisi la témérité. Aussi parce que j’ai conscience qu’un jour, il faudra bien vivre sans ces sparadraps de luxe.
Cinquième constat : j’ai eu la main heureuse. Au moment d’arrêter, mon environnement humain était le bon. Mon état d’esprit était le bon, sans ferveur ni pathos. Le fait d’avoir brièvement tenté l’arrêt du tabac « à la hussarde » quelques jours plus tôt s’est lui aussi avéré providentiel, dans la mesure où il m’a offert une référence de première main en matière de manque. Je conseillerais à tout gros fumeur envisageant un arrêt sous patch d’observer au préalable une période d’abstinence d’environ 24 heures, période après laquelle il devrait recommencer à fumer sans se restreindre pendant quelques jours, jusqu’à ce qu’il se sente prêt pour le grand saut. L’effet de surprise est garanti et, franchement, suprêmement motivant.
Sixième constat : au bout d’une semaine, je prends acte qu’à mon âge (canonique, certes) et mon niveau de tabagisme, cesser de fumer implique un changement radical de presque tout mon modus vivendi. Que ce soit sur le plan des émotions, de l’hygiène de vie ou même de ma façon de mener mes actions, j’ai tant de choses à réapprendre. Parfois, j’ai la sensation d’être en train de réapprendre, voire simplement d’apprendre, sur le tard, la vie d’homme libre. C’est troublant. J’essaie d’y repenser chaque fois que l’envie de me la péter devient trop envahissante. En tout état de cause, j’ai vécu cette semaine comme on vivrait une semaine de guérilla urbaine avec des munitions en quantités industrielles. Ça facilite les choses, certes, mais il faut tout de même se battre. J’écrivais il y a quelques jours qu’il est faux de croire qu’arrêter de fumer n’est qu’une question de volonté. Je n’en démordrai pas. Toutefois, je dois admettre que la mise en œuvre d’un tel choix est aussi une question de volonté. Et de détermination. Et d’endurance aussi. Mais ce qui, avant que tout le reste, est absolument indispensable, c’est bêtement de l’amour-propre. Et celui-là, c’est largement à la meilleure de toutes les compagnes que je le dois.
Et ceci me mène tout droit à mon septième constat :
J’ai beaucoup de chance.